M. D. F. Haldane, J. M. Kosterlitz et D. J. Thouless viennent d’être récompensés par le prix de Nobel de Physique 2016 « pour les découvertes théoriques des transitions de phase topologique et des phases topologiques de la matière ». Des chercheurs de l’ESPCI Paris* travaillent sur des matériaux qui présentent une « transition de phase topologique », dite transition de Kosterlitz et Thouless.
Une transition de phase décrit le passage d’un état de la matière à un autre, comme par exemple celui de l’eau liquide à l’eau solide, la glace. Dans ce cas là, c’est l’organisation des atomes qui est modifiée, avec des conséquences importantes : l’eau liquide « coule » et la glace « ne coule pas ». Les transitions de phase sont également présentes parmi les constituants de la matière, comme les électrons par exemple, qui transportent le courant électrique. Dans les métaux « ils coulent », c’est à dire qu’ils se déplacent, et forment le courant électrique. Dans les matériaux isolants, qu’on utilise justement pour isoler les fils électriques, « ils ne coulent pas ». La transition métal-isolant est également une transition de phase. On connaît depuis une centaine d’années des matériaux, les supraconducteurs, qui conduisent parfaitement le courant, c’est à dire dans lesquels les électrons « coulent » sans résistance, sans frottement. C’est le caractère quantique de ces électrons qui explique le comportement extraordinaire de cette nouvelle phase. Les supraconducteurs appartiennent à une classe de matériaux, les matériaux quantiques, qui montrent tous des propriétés physiques singulières, dont les applications pourraient révolutionner le monde de l’électronique et de l’informatique en particulier.
Une révolution envisagée pour l’électronique
Kosterlitz et Thouless ont étudié les transitions de phase dans les matériaux quantiques, c’est à dire comment l’on passe par exemple d’un métal à un supraconducteur. Ils ont montré que la « topologie », qui est un terme mathématique qui décrit les transformations continues de l’espace, joue un rôle fondamental dans les transitions de phase quantique. La transition « eau liquide-glace » ne dépend pas des propriétés géométriques du contenant dans laquelle l’eau se trouve : sa température de fusion est la même dans un verre ou dans une bouteille. En revanche, les transitions de phases quantiques, en particulier dans le cas où les matériaux sont à « deux dimensions » c’est à dire de très faible épaisseur, sont déterminées par des propriétés topologiques de l’espace, en particulier ses défauts. Ce sont les travaux originaux de Kosterlitz et Thouless dans les années soixante-dix qui l’ont montré. On sait également aujourd’hui grâce à leurs travaux, que la matière quantique elle même s’organise selon des principes topologiques : c’est ce qu’on appelle les « phases topologiques ». Ces phases sont au cœur d’une recherche intense dans le monde entier, avec l’espoir que les propriétés topologiques « protègent » les phases quantiques des perturbations, et permettent ainsi d’utiliser la puissance et la richesse de la mécanique quantique dans de nouveaux dispositifs électroniques à grande échelle. L’Union Européenne vient d’ailleurs de lancer un programme d’un milliard d’euros pour financer des recherches autour des technologies quantiques.
Expériences de nappes d’électrons
Des chercheurs de l’ESPCI Paris* étudient des matériaux, dans lesquels des électrons s’arrangent sous forme de nappes très étendues d’épaisseur infime, quelques nanomètres (c’est à dire quelques milliardièmes de mètres), et qui deviennent supraconducteurs à très basse température (-273°C). Tout se passe à l’interface d’oxydes où les atomes sont agencés de manière parfaitement ordonnée, comme on peut le voir sur le cliché (chaque point représente un atome). Les électrons, que l’on ne peut pas voir, sont confinés à l’interface sur une épaisseur très faible dans une direction (flèche jaune), et s’étendent dans les deux autres directions de l’espace. C’est une réalisation expérimentale des idées théoriques de Kosterlitz et Thouless et, effectivement, la mesure des propriétés à haute fréquence de ces matériaux confirme la justesse de leurs prédictions. Ces interfaces d’oxydes présentent d’autres spécificités électroniques qui en font des candidats majeurs pour l’observation et l’étude de phases topologiques introduites par Haldane.
* Nicolas Bergeal, Cheryl Feuillet-Palma, Jérôme Lesueur
Laboratoire de Physique et d’Etude des Matériaux – ESPCI/CNRS/UPMC
Cliché de microscopie électronique de l’interface entre SrTiO3 (STO) en gris foncé en bas, et LaAlO3 (LAO) en gris clair en haut. Le grossissement à gauche montre la position des atomes qui s’organisent sur un réseau de base carrée. Les électrons s’accumulent juste à l’interface entre les deux matériaux. [G Herranz et al., Nature Communications 6, 6028 (2015)]