Quel point commun y-a-t-il entre une articulation cartilagineuse, l’aquaplaning d’un véhicule ou l’écoulement de globules rouges dans des vaisseaux sanguins ? Ces trois situations mettent en jeu un écoulement confiné, dit de lubrification, et une ou plusieurs surfaces molles. La lubrification, bien connue des hydrodynamiciens, correspond à l’écoulement engendré lorsque deux surfaces en mouvement, très proches l’une de l’autre, sont séparées par un liquide. Des chercheurs de l’université d’Harvard, de l’ENS et du laboratoire Gulliver ont combiné approche théorique et expérimentations pour étudier le mouvement d’un objet libre, pesant, lubrifié aux abords d’une surface molle. Leurs travaux ont été récemment publiés dans PNAS et montrent l’existence d’une nouvelle force de portance liée à la déformation de la surface sous l’effet de la pression engendrée par l’écoulement.
Figure 1 Dispositif expérimental et profilométrie laser [1]. (a) Un cylindre rigide immergé dans un bain visqueux glisse le long d'un plan incliné revêtu d'une fine couche élastique. Des particules fluorescentes incrustées dans cette dernière permettent d'observer sa déformation à l'aide d'une nappe laser. (b) Vue latérale de la déformation du substrat à l'aide du signal de fluorescence (rouge) et de sa moyenne (ligne blanche). Les pointillés blancs indiquent la surface du cylindre, et les noirs correspondent à l'état de référence de la couche élastique au repos.
Depuis les travaux pionniers de Reynolds au dix-neuvième siècle, la lubrification a été très étudiée dans le contexte industriel. Cruciale en ingénierie, elle permet de mieux contrôler et de réduire les forces de friction - comme dans le cas des pistons d’un moteur par exemple - en évitant le contact solide-solide, source de dissipation énergétique et d’usure rapide. Ce type d’écoulements est également omniprésent dans la nature, à des échelles très variées. Outre les exemples biologiques précédents, certains glissements de terrain kilométriques mettent également en jeu des écoulements confinés. Seulement voilà, dans toutes les situations décrites ci-dessus, les pressions engendrées par les écoulements confinés peuvent être très importantes, à tel point que les surfaces en jeu (cartilage, pneu, globule, argile, etc...) sont susceptibles de se déformer.
Dans ce contexte général, les chercheurs ont développé un dispositif expérimental permettant l’étude du mouvement d’un objet libre, pesant, lubrifié, aux abords d’une surface molle [1].
Le montage consiste en un plan incliné recouvert d’une couche de gel mou, le tout étant immergé dans une huile de viscosité contrôlée (Fig. 1a). Les scientifiques ont étudié la chute de différents cylindres le long de cette surface, en variant le module élastique et l’épaisseur du substrat. Par contraste avec le cas d’une surface rigide, ils ont observé que la vitesse de glissement augmente significativement le long d’une surface molle, ce qui correspond à une diminution de la friction effective. Par ailleurs, la vitesse de chute, et donc la friction, sont constantes. Il a aussi été montré expérimentalement que lorsque le cylindre glisse le long de la paroi, celle-ci est déformée de manière asymétrique (Fig. 1b). En effet, l’écoulement sous le cylindre engendre une surpression à l’avant qui comprime le gel, et une dépression à l’arrière qui, à l’inverse, l’attire vers le cylindre. Cette asymétrie de déformation engendre une asymétrie d’écoulement. Dès lors, à l’instar de la portance aérodynamique créée par l’asymétrie d’écoulement de l’air autour d’une aile, il émerge ici aussi une portance, mais d’origine élasto-hydrodynamique. Cette force s’oppose au poids et explique donc pourquoi le cylindre plane lors de sa chute, avec une vitesse constante. Les expériences sont soutenues par un travail théorique dans le cadre des petites déformations de la surface [2]. La théorie prédit une vitesse de glissement d’autant plus grande que le substrat est mou, ce qui a été vérifié quantitativement pour une large gamme de paramètres. Cependant, lorsque les gels deviennent très mous, et donc les déformations élevées, la théorie n’est plus vérifiée et la vitesse diminue de nouveau. Cela suggère l’existence d’un optimum de rigidité pour réduire la friction.
Derrière l’analogie avec l’aile d’avion se cache une différence fondamentale. La force de portance exercée sur une aile provient des écoulements dits inertiels, à grande vitesse, alors qu’au contraire entre le cylindre et le gel a lieu un écoulement rampant, à basse vitesse.
L’inertie d’un fluide est source de phénomènes hydrodynamiques non triviaux comme la portance déjà citée, ou la trajectoire courbée d’une balle de tennis lorsque le joueur la frappe de manière à lui imprimer une rotation initiale (effet Magnus). Les écoulements rampants, beaucoup plus simples, ne présentent en principe pas cette particularité. Ainsi, dans cette étude, c’est la déformabilité de la surface qui engendre une richesse de comportements analogue à celle des écoulements inertiels. Des effets de trajectoires courbées, ou même oscillantes, sont d’ailleurs également prédits par la théorie lorsque le cylindre chute avec les bonnes conditions initiales. Ce travail ouvre la voie à des principes nouveaux de conception pour réduire et contrôler la friction, et offre également de nouvelles pistes pour aborder des phénomènes aussi variés que le vieillissement des articulations ou l’origine des glissements de terrain.
Références
[1] Self-sustained lift and low friction via soft lubrication, B. Saintyves, T. Jules, T. Salez, and L. Mahadevan, Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA, 113 5847 (2016) doi:10.1073/pnas.1525462113
[2] T. Salez and L. Mahadevan, Journal of Fluid Mechanics 779 181 (2015).
Contact chercheurs
L. Mahadevan (http://www.seas.harvard.edu/softmat)
Baudouin Saintyves (http://scholar.harvard.edu/saintyves/home)
Théo Jules (jules@clipper.ens.fr)
Thomas Salez (http://www.pct.espci.fr/~tsalez)